MIKHALKOV: "LA PIRE CHOSE FUT LE BOLCHEVISME"

Carlos Gomez
05.2010
festival-de-cannes.parismatch.com

Nikita Mikhalkov revient au Festival avec Soleil trompeur 2. Film stalinien ou pas? Le réalisateur répond à la polémique ainsi que sur sa réputation de "cinéaste officiel".

En 1994, le Grand Prix était venu récompenser Soleil trompeur, une saga puissante et pleine, sur la Russie des années 1930 vue à travers les yeux d'un militaire et de sa petite fille. Nikita Mikhalkov a tourné la suite qu'il situe maintenant en 1941, pendant la guerre. Une fresque impressionnante, débordante, évocatrice et source d'une ultime polémique ici. Film pro-stalinien? Pas si simple. En exclusivité, le cinéaste répond.

— La première scène montre votre personnage de général soviétique écraser la tête de Staline dans un épais gâteau à la crème. Pour un cinéaste réputé pro-stalinien, c'est prendre vos critiques à contre-pied!

— Il y a des choses que j'ai du mal à comprendre: on peut m'aimer, ou pas, en tant que personne, on peut trouver mes films plus ou moins bons, mais affirmer comme certains que ma dernière œuvre (et avant même de l'avoir vue) est à la gloire de Staline relève de la psychiatrie. Soleil trompeur 2 n'est absolument pas "pro" Staline, ni "anti" d'ailleurs. C'est une histoire d'amour filial entre un père et sa fille que la guerre a séparés. C'est un film sur la vie et ses aberrations, mais aussi sur ses miracles.

— Et aussi cette scène où les soldats embourbés dans les tranchées se font sermonner par les officiers d'élite de Staline, débarqués dans leurs habits neufs pour leur faire la leçon.

— Dans l'armée, à cette époque, il y a les nantis et les autres. On a atteint des sommets d'absurde. C'est le sens de certains échanges entre différents corps, comme celui autour de ce lieutenant, demandant à un pauvre soldat: "Mais qui t'as mis dans la tête que Staline nous ferait gagner la guerre?" Et le soldat de répondre: "Mais c'est vous lieutenant!"

— C'est après avoir vu Il faut sauver le soldat Ryan, un film très flatteur pour l'armée américaine, que vous avez eu envie de faire Soleil trompeur 2. Pourquoi?

— D'abord parce que dans la forme Le soldat Ryan est un film formidable, et Spielberg un très grand cinéaste. Ce n'est pas faux de dire que dans ce discours, très flatteur en effet pour l'Amérique, il y a aussi une forme de "propagande". J'avais vu le film en salles à Paris et je me souviens d'avoir entendu des jeunes à la sortie commenter en gros que c'était un film sur la manière dont les alliés avaient gagné à eux seuls contre les Allemands. Je me suis dit que ces jeunes feraient bien d'ouvrir un livre.

Il y a un peu plus de cinquante ans, Quand passent les cigognes remportait la Palme d'or. La guerre était aussi son sujet.

Ce film était d'une grande qualité artistique et, pourtant, fruit d'une évidente autocensure. A l'époque, je n'aurais pas pu montrer les trois quarts de ce qu'il y a dans Soleil trompeur.

— En 1987, vous déclariez: "La plus grande catastrophe qui soit arrivée aux Russes, c'est le communisme." Vous maintenez?

— A un mot près: la pire chose, ce ne fut pas le communisme mais le bolchevisme. Je fais la distinction, car beaucoup de communistes ont cru sincèrement en leur idéal avant la catastrophe bolchevique.

— Que représente votre film en termes de moyens?

— Trente-deux millions d'euros pour les deux volets et la série télé de 15 épisodes qui l'accompagne. Huit ans de travail.

— Pourquoi le cinéma russe est-il si pauvre, artistiquement?

— La situation est assez tragique, en effet. A la chute du pouvoir soviétique, on a ouvert la porte au cinéma américain dans les grandes largeurs. On espérait un grand courant d'air frais, au lieu de quoi on a eu un déferlement de m... Puis on a eu soif de revenir à notre cinéma, avant de s'essayer aux films d'action, sans grand bonheur.

— Et aujourd'hui?

— La tendance est aux films d'art et d'essai super sombres où tout le monde est pauvre, alcoolique, désespéré, dans une Russie sale, vétuste et dégradée.

— Ça traduit pourtant bien une réalité?

— Oui, il y a bien quelque chose de vrai dans cette description, mais quelque chose aussi me dérange: il est un dicton selon lequel "une vérité cruelle dite sans amour est un mensonge". J'encourage tous les artistes à dire leur vérité, pas de problème, mais je leur pose invariablement la question: "Mais qui aimes-tu"? Cette vision si systématiquement glauque a conduit à la désertion des salles chez nous.

— Quel accueil la Russie a-t-elle réservé à votre film?

— Le public ne s'est pas précipité! A fortiori lorsqu'il y a eu cette campagne médiatique contre moi.

— Parlons-en. En gros, une centaine de vos confrères cinéastes ont décidé de quitter l'union que vous présidez, car ils vous disent adepte du pouvoir absolu.

— Je vais être aussi concret que possible en tentant de dépassionner le débat: l'Union des cinéastes est composée de 5.000 membres; 97 d'entre eux l'ont quittée avec un effet d'annonce bruyant. Sur ces quatre-vingt-dix-sept, une trentaine n'a jamais été membre. Ce qui réduit la liste à 67, dont deux n'habitent plus la Russie depuis vingt ans. C'est le cas d'Ottar Iosseliani, géorgien, qui, de surcroît, a écrit à la direction de Cannes pour s'offusquer que mon film soit pris en compétition... Passons. Sur ces 65 réalisateurs restants, il faut savoir que 28 n'ont pas payé leur cotisation depuis cinq ans, dix ans pour certains. Pas un kopeck! Ce qui signifie que le fonds de retraite de notre profession, ils s'en moquent. Si nous avions appliqué le règlement, ils auraient dû être rayés des listes, mais le "dictateur" que je suis a préféré fermer les yeux. Résultat, ce sont 20 membres de plein droit qui viennent de quitter l'Union à cause de moi. C'était leur droit le plus strict. Mais la lettre n'a été rédigée que par quatre personnes... Voilà donc l'histoire de cette "énorme fronde" dont des journaux aussi sérieux que The Guardian, Libération ou Le Monde se sont fait l'écho.

— La lettre employait des mots très explicites à votre encontre.

— Je me voyais taxer d'usurpateur, de dictateur, de réalisateur à la solde du pouvoir, etc. Ma fonction ne fait pas de moi un président inerte. Dire haut et fort que certaines choses me déplaisent fait, au contraire, partie du jeu démocratique, non ? Les subventions ont continué d'être versées à des gens dont je ne partage pas forcément les points de vue artistiques, alors pourquoi me faire de mauvais procès ? Je comprends que la notoriété du Festival ait besoin de sa dose de " scandales " mais on oublie combien ce peut être destructeur pour les films à l'arrivée. Par moments, je me dis que Dieu ne m'a pas permis de tourner un film si important pour qu'il finisse roulé dans la boue comme ça...

— Le "réalisateur officiel" que vous êtes a-t-il montré son film à Poutine?

— Le "réalisateur officiel" vous conseille de voir ou revoir certains de ses films dont 12, le précédent, pour en finir avec les idées toutes faites. Et non, Poutine ne l'a pas encore vu.