TSAR SYSTÈME

Liban Laurence
07.05.2001
lexpress.fr

Avec d'excellents comédiens russes, l'Irlandais Declan Donnellan met en scène Boris Godounov. Magistral

Roland-Garros, il y a juste un mois. Entouré de 23 gardes du corps, Bill Clinton, bronzé, souriant, est venu encourager André Agassi. L'ex-maître de l'empire américain est là, à portée de regard, de poignée de main. Il est semblable et pourtant différent. Un demi-dieu qui s'offre du plaisir.

Pour se faire une idée de la proximité que l'Irlandais Declan Donnellan instaure avec Boris Godounov, une oeuvre du passé signée Pouchkine, il suffit de remplacer l'empereur Bill par le tsar Boris, et Agassi par Kafelnikov. Ça pourrait être ça: même évidence, même justesse, même aura: tout l'homme dans cet homme et tout le pouvoir. Les gestes, les expressions sont exactement ce qu'ils doivent être. Car, pour Donnellan, la moindre des politesses que l'on doive aux classiques, c'est de les rendre vivants. Pas "contemporains", puisqu'ils le sont, quoi qu'il en soit, du fait de leur universalité. Cette conception des choses théâtrales avait donné, on s'en souvient, un Cid surprenant et comme régénéré au Festival d'Avignon 1998.

Donc, Boris Godounov. Première tragédie de la littérature russe, bouclée en moins d'un an par un admirateur de Shakespeare nommé Alexandre Pouchkine, jeune écrivain libéral de 25 ans connu des services de police, exilé loin de Moscou. Une épopée doublée d'une méditation sur le pouvoir, un formidable voyage sur les terres russes et polonaises, à travers l'Histoire, les mentalités, les coutumes de tout un peuple. Scènes de foule, scènes d'amour, jardins, couvents, lieux de pouvoir, places publiques. Haines, courtisaneries. Ambition à tous les étages. Où l'on verra comment, à la fin du XVIe siècle, Boris Godounov fit assassiner Dimitri, jeune fils d'Ivan le Terrible, et fut acclamé à sa place par le peuple. Où l'on verra comment Grigori, moinillon ennemi de l'ennui, se fit passer pour Dimitri et renversa Godounov. Où l'on verra enfin comment le peuple choisit ses dictateurs et fait son propre malheur, mais sans illusions.

La grande et la petite histoire

Sur un immense pont lancé entre les spectateurs en train de prendre place, sept popes barbus, en soutane noire, psalmodient, noyés dans les fumées d'encens à vous faire tourner la tête. Au centre, le trône et la couronne du tsar. Tout au bout, Pouchkine devant sa machine à écrire. Ambiance. Tout est en place pour la grande et la petite histoire, avec une poignée d'acteurs fous de talent, de présence, d'inventivité. Des Russes, car la pièce, surtitrée en français, a été créée à Moscou, où Donnellan s'est installé pour plusieurs saisons. Parmi eux, Alexandre Feklistov (Boris), grand fauve du théâtre: le pouvoir, l'attrait du pouvoir transpirent par tous les pores de sa peau. Et pourtant, cet homme-là se fera petit devant son enfant. Evgueni Mironov (Grigori), star des écrans russes: un gosse, dur et pourtant plein d'enfance. Il compose avec la splendide Irina Grineva une étonnante scène amoureuse et baptismale qui doit tout au génie intuitif de Donnellan. Avangard Leontiev (Chouiski, sorte d'Iznogoud), un des plus grands, précis, concis: il joue les serviteurs de l'Etat, le poignard dans le dos, le sourire aux lèvres. Une autorité formidable. Sacha Kostritchkine (fils de Boris), un professionnel de 10 ans et déjà un jeu superbe. Et les autres. Magnifiques, libres, incontestables. Portés par un metteur en scène dont la science de l'homme étonne et émeut.

Servi au-delà de toute espérance, Declan Donnellan découvre, dans toute sa profondeur, une pièce connue des seuls amateurs d'opéra. Il mène l'entreprise avec sa rapidité coutumière, fait se chevaucher les scènes courtes et rapides de Pouchkine. Plus encore, il travaille par superposition de calques mentaux, laissant sur scène l'empreinte de l'action qui vient de se terminer, annonçant déjà celle qui va venir, parvenant ainsi à une simultanéité du sens qui permet de mieux embrasser la tragédie. Sa mise en scène est une redécouverte. Une mise au monde brutale et tendre. A la russe.