SOLJENITSYNE SUR LES PETITS ÉCRANS RUSSES

Courrier International

Après l'engouement pour les telenovelas latino-américaines qui a marqué le début des années 1990, les téléspectateurs russes se régalent aujourd'hui de feuilletons "bien de chez eux". Depuis quelques années, les cinéastes puisent allègrement dans le patrimoine littéraire national, classique ou contemporain, pour réaliser des téléfilms, le plus souvent de qualité, interprétés par de grands acteurs et qui deviennent de véritables événements culturels. Ainsi en a-t-il été ces derniers mois de L'Idiot de Dostoïevski, et du Maître et Marguerite de Boulgakov. Le 29 janvier, après une campagne publicitaire et médiatique importante, les téléspectateurs ont pu regarder les deux premiers épisodes d'un feuilleton qui en comptera dix, d'après la célèbre œuvre d'Alexandre Soljenitsyne Le Premier Cercle. "On imagine que toute la Russie pensante et sensible sera réunie respectueusement autour des petits écrans", commentait la veille le quotidien Vremia novostieï, paraphrasant les propos du directeur de la chaîne nationale Rossia. "C'est le projet télévisuel le plus important de l'année, que toute la Russie doit regarder."

Depuis son retour d'exil, en 1994, le plus célèbre dissident soviétique et écrivain russe vivant, qui vit retiré chez lui et poursuit son œuvre, n'avait pas fait l'objet d'une telle attention médiatique. Mais cette fois non seulement il a accordé les droits de son roman, mais il a lui-même écrit le scénario du film, et il lit le texte en voix off. Deuxième caution du film: le réalisateur Gleb Panfilov, l'un des grands du cinéma soviétique. Enfin, une pléiade d'acteurs, parmi lesquels le célèbre Evgueni Mironov, dont Soljenitsyne a apprécié la "ressemblance" avec le héros du roman.

Décembre 1949. Un jeune diplomate soviétique qui s'apprête à passer à l'Ouest donne un coup de fil à l'ambassade des Etats-Unis depuis une cabine téléphonique pour livrer un agent soviétique. Il pense qu'on ne pourra pas reconnaître sa voix. Or, justement, dans un institut secret de la région de Moscou, des savants et des ingénieurs travaillent à cette technique. La particularité de ces scientifiques réside dans le fait qu'ils sont tous prisonniers, enfermés dans la tristement célèbre charachka de Marfino [nom jargonneux donné à ces instituts de recherche secrets où ont travaillé des chercheurs prisonniers entre 1934 et 1953]. Le roman relate les conversations de ces intellectuels privés arbitrairement de liberté et exploités sous Staline. A ce titre, comme le souligne la Komsomolskaïa pravda, il "peut être lu comme une somme de chroniques de l'époque stalinienne". Au bout de trois jours, les zeks (détenus) parviennent à trouver l'identité de l'auteur du message téléphonique. Au lieu de partir pour New York, ce dernier atterrit à la Loubianka. Et Gleb Nerjine part pour le goulag. "C'est en enfer que nous allons, dit-il à ces camarades. La charachka en est le premier cercle, c'est presque le paradis."

Le réalisateur s'est attaché à reproduire scrupuleusement l'atmosphère de l'époque: les studios Mosfilm ont reconstitué les geôles de la Loubianka (siège du KGB) et la charachka. Mais le personnage de Staline a fait l'objet d'un soin tout particulier. Les scènes le concernant sont tournées dans une de ses anciennes datchas, et les objets qu'il manipule lui ont réellement appartenu, rapporte l'hebdomadaire Moskovskié novosti. C'est en 1955, pendant son exil au Kazakhstan, qu'Alexandre Soljenitsyne, alors âgé de 37 ans, a rédigé ce roman. Il venait de faire lui-même un séjour dans une charachka où il avait travaillé comme physicien. Le quotidien Izvestia rappelle, à l'occasion de la diffusion du Premier Cercle, que le Fonds d'aide aux persécutés et à leurs familles (dit fonds Soljenitsyne et présidé par l'épouse de l'ex-dissident, Natalia Soljenitsyna) aide toujours les survivants des camps staliniens les plus démunis.