TRAGÉDIE RUSSE

Colette Godard
(des archives personnelles d'Evguéni Mironov)

l'Orestie, à la Maison des arts de Créteil

C'était en 1980 à Berlin-Ouest. La Schaubühne, ensemble de comédiens et metteurs en scène prestigieux entraînés par Peter Stein, régnait sur la scène allemande et européenne. Le théâtre, situé à Kreuzberg, avec ses allures de bâtiment provisoire, abritait des événements inoubliables. Dont l'Orestie d'Eschyle: le chœur des hommes dans Agamemnon, tablée de vieux paysans pondérés, avisés. L'apparition d'Edith Clever, Clytemnestre carnassière, tueuse hallucinée couverte de sang. L'arrivée d'Athéna, Juta Lampe, sur un chariot porté par une machinerie primitive, dans les Euménides... Des images inscrites dans l'histoire du théâtre, et qui ont changé la façon de monter la tragédie grecque. ...

C'était une étape essentielle dans la vie de Peter Stein. venu à la scène à cause d'Eschyle, Sophocle, Euripide et les autres... "Initialement, je n'y pensais pas, j'ai fait des études d'archéologie, et appris le grec ancien. Je me suis donc intéressé aux tragédies. C 'est par elles que j'ai acquis des informations concrètes sur le théâtre, même s'il existe des milliers de livres et si j'en ai lu beaucoup. La tragédie m'a offert la possibilité d'apprendre les règles de base. Tchékhov également. Nous avions commencé en montant les Estivants de Gorki comme si la pièce était de lui." Par la suite, Peter Stein s'est plongé dans les écrits de Stanislavski pour mettre en scène les Trois Sœurs et la Cerisaie, mais il a continué à présenter l'Orestie. ...

Il ne s'est séparé du spectacle que lorsqu'Edith Clever s'est séparée de la troupe. "Les comédiens ont refusé de la remplacer. Je suis parti moi-même de la Schaubühne, je ne pouvais pas les obliger. J'ai envisagé alors de continuer avec des acteurs russes. Leur faire raconter le passage de l'arbitraire à la démocratie me paraissait indiqué. La réalité russe a créé un effet d'actualité gênant. A la fin le public pensait que nous faisions du cabaret politique."

Le spectacle s'est répété et donné dans le bâtiment de l'armée rouge à Moscou l'hiver dernier. Pour des raisons financières et politico-historiques, il a fallu du temps avant que le projet puisse se réaliser. Puis il a fallu s'adapter à une organisation "cauchemardesque", et Peter Stein n'ayant pas eu le temps d'apprendre le russe, s'habituer à ne pas communiquer directement, à se méfier de ses préjugés, à se souvenir que lorsqu'un Russe dit quelque chose, on doit imaginer tout un contexte, pas forcément concordant. Or Peter Stein est et se veut rationnel.

"Les Russes ont du mal à entrer dans le monde de la philosophie grecque, trop claire, trop évidemment critique, trop sceptique, trop dialectique. Eux se lancent à fond dans une chose, puis dans une autre. Ils sont portés par de grands élans émotionnels, vont naturellement vers un réalisme direct. Faire travailler des comédiens stanislavskiens sur la tragédie était passionnant. Ils sont plus agressifs, impulsifs. Ils donnent une toute autre ambiance que les Allemands. Le tribunal, dans les Euménides, est absolument russe. Le moment où Clytemnestre doit se justifier devant le chœur leur a paru d'un grand comique. Ils n'ont pas l'habitude de mettre l'autorité en question.

"Je suis arrivé le 3 octobre, le jour où la télévision a été attaquée, où l'état d'urgence a été proclamé. Ils pensaient que j'allais partir, mais c'était ridicule. Le 4, nous nous sommes mis au travail. Pendant les répétitions, ils sont allés voter pour la première fois. C'est-à-dire, pas à la stalinienne. Ensuite, ils étaient abasourdis: "Nous avons élu un Parlement fasciste"... Je leur ai dit: "C'est ça, la démocratie."
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